Il y a 60 ans, ma famille célébrait Noël dans sa maison de Jérusalem, comme l’avaient fait d’autres chrétiens palestiniens à Bethlehem, Nazareth et dans toute la Terre Sainte.
Puis, en 1948, la société palestinienne a été détruite. Plus de 700.000 Palestiniens- beaucoup, comme nous, des chrétiens mais encore plus des musulmans- ont fui ou ont été forcés à l’exil par les troupes israéliennes. La seule faute des Palestiniens était qu’ils n’étaient pas juifs et à cause de leur présence et de leur possession prédominante de la terre, étaient des obstacles à la création d’un état juif. Leur exode -appelé « Nakba » ou « catastrophe » par les Palestiniens- était déjà à moitié accompli en mai 1948 quand Israël a déclaré son indépendance et que les états arabes sont entrés dans la bataille.
C’est cela l’histoire de l’établissement d’Israël qui est si souvent oublié aux Etats-Unis, mais dont les Palestiniens se souviennent obstinément.
Pourquoi les Palestiniens dépossédés de leurs maisons et interdits de retour par Israë, se souviennent-ils de leurs vies d’avant l’exil avec autant d’intensité ?
Que signifie le fait que cette tradition du souvenir s’est aujourd’hui transmise aux générations de Palestiniens nés en exil et qui n’ont connu de leurs anciennes maisons et villages que les photographies jaunies et effritées comme des ombres laissées par un soleil qui disparaît ?
Pour moi, ma famille et pour beaucoup de Palestiniens, cette tradition du souvenir n’est pas une simple nostalgie vis-à-vis du passé ni un désir ardent pour une époque qui ne pourra jamais se reproduire. C’est une orientation pour le futur.
Mon grand père paternel, Hanna Ibrahim Bisharat, avait construit en 1926 une maison dans le quartier de Talbiyeh, à Jérusalem. Quoique chrétien, mon grand père avait appelé sa nouvelle maison « Villa Harun ar-Rashid » en honneur du célèbre calife musulman connu pour sa passion pour la justice, sa générosité et son amour de la connaissance.
Ma famille a vécu plusieurs années dans cette maison, années pendant lesquelles plusieurs de mes oncles sont nés et l’un d’eux, alors enfant, est mort de pneumonie. Son jumeau survivant se souvient encore des ondes de chaleur qui s’élevaient au-dessus du chauffage à pétrole en se demandant si c’était l’âme de son frère qui montait au ciel.
Mon père et ses frères jouaient dans les champs et les vergers voisins et allaient à l’école en montant la colline jusqu’au collège Terra Sancta.
Mon grand père avait été éduqué dans une école catholique à Jérusalem, apprenant l’anglais et le français en complément de son arabe et turc natal. Finalement il a été envoyé, sur les conseils d’un religieux suisse, étudier l’agronomie en Suisse. Il est retourné à la maison juste avant le début de la première guerre mondiale, plein d’optimisme, espérant moderniser l’agriculture locale.
Mais cela ne devait pas arriver étant donné que les changements radicaux provoqués par la première guerre mondiale étaient en route. Ma famille a aidé les forces dirigées par les britanniques qui se sont abattus sur la Palestine à partir de l’Egypte, sauvant une fois trois soldats perdus derrières les lignes turques et les ramenant dans leur propre camp.
Les Turcs, apprenant la déloyauté de ma famille, les a presque tous exécutés ne montrant de la pitié qu’après l’intervention d’un Sheikh bédouin qui était redevable à la famille Bisharat.
Pendant la première période après la guerre, mon grand père a fondé une affaire avec un partenaire musulman, approvisionnant en nourriture et autres marchandises le gouvernement du Mandat britannique et achetant les surplus des biens de l’armée pour les revendre sur le marché local.
Mes oncles pensent que ces transactions ont, en fait, sécurisé les finances de la maison familiale à Talbiyeh, zone pratiquement non construite avec des vergers et des vignes.
Les relations de ma famille avec les juifs pendant la période avant 1948 étaient très amicales. Les juifs, comme tous les autres, étaient simplement des membres de la société de Jérusalem. Pendant les émeutes de 1929 qui ont ébranlé la Palestine (émeutes pendant lesquelles 120 juifs et 87 arabes palestiniens ont été tués) ma famille a donné refuge aux amis juifs dans la villa Harun ar-Rashid.
Mon père a appris à aimer la musique classique occidentale en écoutant un groupe animé par un jeune homme juif. Les Palestiniens, qu’ils aient été juifs, chrétiens ou musulmans, se mélangeaient au YMCA [1], et ensemble, ils nageaient, ou jouaient au basket-ball.
Ma grand-mère, faisant connaître à ma mère américaine les plats de lentilles et de riz mujaddara, lui raconta que c’était le repas préféré des jours de bain pour les musulmans, juifs et chrétiens parce qu’il était facile à préparer et consistant.
Le jour du bain était le premier jour après le Shabbat pour chaque communauté et les aromes du mujaddara flottaient à travers tout le quartier partant des cuisines musulmanes chaque samedi, des cuisines juives le dimanche et le lundi, des cuisines chrétiennes.
Ma famille était consciente du changement politique qui se passait en Palestine. Mon grand père qui était devenu quelqu’un d’important au sein de la communauté palestinienne, a assisté aux délibérations sur la résolution 181 aux Nations Unies : le plan de partition pour la Palestine.
Alors qu’il avait reçu avec bienveillance les juifs dans sa maison et son pays, les considérant comme des égaux, il s’est opposé à la création d’un état juif qui allait le marginaliser, si ce n’est l’exclure, de son propre pays.
Notre maison à Jérusalem comme des centaines de milliers d’autres maisons de Palestiniens, a été prise par les forces militaires sionistes en 1948 et est restée aux mains des Israéliens depuis 56 ans.
J’ai écrit à ce sujet et sur mes rencontres avec les habitants juifs. J’ai aussi écrit sur un juif israélien qui m’est très cher qui avait habité à une époque dans notre maison et qui a eu le courage moral de venir au-devant de moi pour me rencontrer personnellement et s’excuser d’avoir pris la Villa Harun ar-Rashid.
J’ai écrit sur le pouvoir de transformation potentielle de l’excuse en suggérant qu’une reconnaissance israélienne de sa responsabilité pour l’exode des Palestiniens en 1948 placerait les relations entre les Israéliens et les Palestiniens sur un pied complètement nouveau et prometteur. Ces écrits sont apparus en anglais puis ici, en Israël, en hébreu.
Les réactions israéliennes alternaient entre la sobriété et l’enthousiasme, allant du racisme cru et des mises en garde tels que « préparez vous à une deuxième Nakba » jusqu’aux expressions sincères de sympathie et de respect.
Un thème qui revient néanmoins, même parmi les plus compatissants, était l’affirmation que pour résoudre les questions entre les Palestiniens et les Israéliens « nous ne pouvons pas revenir dans le passé » et qu’en fait, nous, les Palestiniens, devons oublier le passé.
Cela m’a frappé comme ironique qu’une telle admonestation vienne d’un peuple qui déclare que son attachement à la Palestine remonte à 2.000 ans. Ce que cela dit, c’est que qui peut se souvenir et qui on peut obliger à oublier, est fondamentalement le résultat et la concrétisation du pouvoir.
Vu sous cet angle notre souvenir est une forme de résistance continue à la diffamation et à l’effacement de notre histoire.
Mais le souvenir de Talbiyeh d’avant la période 1948 est plus qu’une forme de résistance. Se souvenir de cette époque et des gens qu’elle a produits, implique la vision d’une possibilité pour un autre futur. Talbiyeh était un lieu de tolérance, d’humanité et de clairvoyance (intelligence), avec ses fils et filles cosmopolites, à l’esprit ouvert et accueillants.
En se souvenant et en revendiquant cet héritage, nous promettons aussi que quand les Israéliens seront prêts à reconnaître les Palestiniens dans leur pleine humanité, comme des êtres pareils à eux, nous serons là, avec toute notre ingénuité, notre imagination, notre force et par la suite, même notre amitié.
Oublier ce riche héritage revient alors à renier notre humanité, nier notre identité et abandonner un futur dans lequel les musulmans et les chrétiens seraient les égaux des juifs.
Dernièrement, lors du 10ème anniversaire de mon fils, Austin Rashid, j’allais téléphoner pour commander des ballons pour sa fête. « Quelles couleurs aimerais-tu ? » ai-je demandé.
Il s’est arrêté de jouer avec son lego et m’a regardé dans les yeux, me répondant « rouge, noir, vert et blanc ».
Ahuri, je l’ai fixé n’ayant pas imaginé qu’il connaissait les couleurs du drapeau palestinien. J’ai cherché dans son regard une impulsion derrière cette demande étonnamment adulte. Il a soutenu mon regard pendant une minute, a souri puis s’est remis à jouer.
Ainsi chaque nouvelle génération se souvient. Cette mémoire comporte un futur d’égalité, de justice et de paix pour toutes les personnes d’Israël/Palestine - un temps où la Villa Harun ar-Rashid et d’autres maisons là-bas, seront à nouveau un refuge pour tous ceux qui en auraient besoin.